Les FORTINS de VENISE
par
Pierre LEGRAND et Claudine CAMBIER


“UN  HIVER  À  CHYPRE” - EXTRAITS 
Série «LE  RENARD  DE  VENISE» :
Romans  d’Aventures  dans  la  Venise  de  1530
de  Pierre  LEGRAND  &  Claudine  CAMBIER
***

CORFOU, 1531 : Le sel.
– Mon jeune ami, chaque ville a ses mœurs, ses patrons, ses églises, ses fêtes et sa façon de mesurer le sel. Venise leur impose le mozetto, mais il y a mille façons de remplir le mozetto pour y mettre le plus possible de poids de sel : en tassant, en secouant, en ajoutant une rehausse ou le contenu d’une main… 
– Je suppose que vous savez à peu près à quelles variations de poids correspondent ces différentes façons de remplir une mesure. 
– Cela va sans dire. Mais quoi qu’il en soit, poursuivit le marchand en lui saisissant paternellement le bras, comme chaque fois qu’il confiait un de ses secrets, sachez qu’une mesure est une mesure. L’État compte ses taxes par mesure. On peut acheter en mettant la broche et vendre en remplissant le seau au moyen d’une petite pelle crantée qui vous fait tomber le sel comme une pluie de printemps. C’est ainsi que l’on vend depuis toujours aux Morlaques, aux Grecs, aux Turcs…
Pisani en parlant, amplifiait des gestes de sauniers, semblait s’amuser beaucoup de l’air perplexe de son élève, à moins que ce soit des bons tours que les Vénitiens jouaient aux Morlaques, aux Grecs, aux Turcs et à tous ceux qui leur achetaient le sel en payant les taxes. Devant eux, les mesures se remplissaient, les sacs s’entassaient sur la charrette. Pisani savait parler tout en comptant les sacs qui passaient.  
– Et la différence de poids est-elle importante ?
– Sensiblement. Le mozetto peut passer ainsi de 76 livres quand nous l’achetons, à 68 quand nous le vendons. 
– Différence : huit livres ! Cela revient à dire que pour dix mesures achetées, vous en vendez onze ! 
– Parfaitement, Messer Aurelio, dit Pisani avec un large sourire. De quoi voudriez-vous donc qu’on vive ? 

CHYPRE, 1531 : Les sauterelles.
Quand ils émergèrent à la lumière aveuglante du dehors, ils trouvèrent Obrad penché sur le sol, remuant une croûte de terre et la piétinant avec rage comme s’il s’était pris le pied dans une fourmilière.
– Que fais-tu, Obrad ?
– Regarde, seigneurie, ils ont les sauterelles. 
Il n’avait pas fini sa phrase qu’un cri épouvantable avait retenti derrière eux. 
– Sacrilège ! hurlait le prêtre. Sacrilège ! 
– Mais non, mon père, intervint Yannis avec calme. Si vous avez les sauterelles, il convient de les détruire. 
– Arrière, Satan ! Vous détruisez les créatures de Dieu !
Le pope, les yeux rouges exorbités dans un visage blême, brandissait sa croix. Yannis se signa une nouvelle fois devant la croix, mais s’approcha de Spyridon avec une autorité que Pietro ne lui connaissait pas. 
– Saint homme, lui dit-il avec douceur, je vénère Dieu comme vous et je fais comme vous mes devoirs de chrétien. Mais rappelez-vous  que Sa Béatitude elle-même a fait le procès des sauterelles, les a déclarées créatures du diable et par conséquent devant être détruites. C’est ce qu’il convient de faire. 
Le prêtre gardait son air menaçant et sa bouche s’ouvrait parmi sa barbe. Yannis ne lui laissa pas le temps de répliquer et haussa le ton :
– Mais sachez aussi que je fais partie du Haut Conseil de cette province et vous connaissez, j’espère, les édits qui ont été imposés par les autorités civiles et religieuses. Vous n’ignorez pas que le gouverneur punit celui qui s’oppose à ses décrets et que l’Archevêque excommunie celui qui récidive. Ne m’obligez pas à vous citer devant le Conseil ni à me plaindre à l’Archevêque.
Sur ces paroles, le pope Spyridon, qui avait fait un bond en arrière, rengaina sa croix et s’en fut, battant des bras comme une grosse araignée et murmurant des prières.

CHYPRE, 1531 : Le piège.
Un vent irrégulier poussait dans l’azur du ciel des bancs de nuages qui faisaient varier aussi la couleur du paysage. Pietro se laissait bercer par ses pensées auxquelles s’accordait bien le balancement régulier du cheval. Un cri soudain d’Obrad le sortit de sa rêverie :
– Arrête, Seigneurie !
– Que se passe-t-il, Obrad ?
Mais pour toute réponse, Obrad le dépassa, se laissa glisser de sa mule et, du pied, remuait un amas de paille étalé un peu plus loin au milieu de leur chemin. De sa badine qui lui servait à cravacher sa monture, il fourragea dans les brindilles, dispersa les fétus sur la route de terre battue et, fouaillant de plus belle, fit sauter un treillis de branchages sous lequel béait un trou profond de deux pieds.
– Toujours surveiller le chemin, Seigneurie, grognait Obrad. Jamais oublier tes ennemis. 
Il se penchait sur le trou. Devant Pietro abasourdi, il  mettait à nu un petit fossé pratiqué sur presque toute la largeur du chemin. 
– Piège fait ce matin. Des pointes dedans. Perdre ton cheval tu devais.
Pietro consterné observait Obrad, comme si le galeotto pouvait lui fournir l’explication qui lui échappait encore. Mais celui-ci tournait la tête dans tous les sens, comme pour humer le vent. 
– Moi, ai fait cela pour défendre village. Quand moi faire cela, rester à côté pour tuer gens tombés. Ne reste pas ici. Sont plus loin, ils t’attendent. 
Qui ça, « ils » ? se dit Pietro. Mais avant de trouver une réponse, il inspectait aussi les environs : d’un côté des champs cultivés se perdant dans des zones de sables et de dunes, de l’autre, encore des champs, des oliveraies et des touffes d’arbres sauvages. Pas âme qui vive.
– Ne t’approche pas des arbres, dit Obrad. Prendre chemin des dunes. Aller vite. Si eux à pied, ne nous rattraperont pas. 
– C’est un détour. Tu connais le chemin ? 
– Pas difficile. Suivre la mer. Famagouste sur la mer. Du temps il nous faut. Mais du temps, nous avons.
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Crédit photographique : Rose des vents en cuivre.
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